Chili : Patricio Guzmán, mémoire d'une « machine de la peur »

18 Novembre 2013



Auteur de nombreux documentaires sur la dictature, le réalisateur chilien Patricio Guzmán s’est beaucoup intéressé à la notion de mémoire. Alors que les élections présidentielles de dimanche peuvent constituer un tournant pour l’avenir de la société chilienne, il nous apporte son éclairage sur le passé et sa vision du futur.


Crédits photo -- diff.co.in
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Le Journal International : Comment expliquez-vous que la notion de mémoire est centrale dans votre travail ?

Patricio Guzmán : Traiter la mémoire est très important pour moi, parce que c’est ma contribution pour maintenir l’Histoire récente du Chili vivante. C’est une façon d’analyser le développement et les conséquences de la répression de la dictature, c’est-à-dire du terrorisme d’État et de toutes ses conséquences. Engagé dans une situation que je considère comme injuste, j’ai commencé par réaliser un film de cinéma direct, « La bataille du Chili » [1973]. Ce coup d’État complètement disproportionné devant un peuple sans armes, pacifiste dans sa révolution... J’étais si indigné que je me suis attaché à consacrer ma vie à dénoncer ce coup d'État.


JI : Vous avez à ce titre déclaré qu’un « peuple sans mémoire n’a pas de futur ». La société chilienne fait-elle partie de ces « peuples sans mémoire » ?

PG : Oui. Malheureusement, je pense que le Chili est un pays où la douleur s'est installée. Mon pays souffre encore de cette blessure, parce qu’il n’a pas réalisé une véritable analyse des choses passées. Bien sûr, il y a bien une minorité de la société chilienne qui a fait ce travail de mémoire avec lucidité : des universitaires, des intellectuels, quelques politiques... Reste que l’État, la classe politique majoritaire ont tout fait pour que tous restent dans l'oubli. Ils ont fait tout leur possible pour gommer de « l’Histoire Allende », et pour taire les tortures et les violations des Droits de l’Homme. Certes le Chili est un pays économiquement développé, mais non d’un point de vue moral.


JI : Les choix faits par le monde politique chilien et ses institutions ont longtemps contribué à l’oubli de cette période, en atteste la difficulté d’accéder à certaines archives...

PG : Oui, c'est un véritable problème. Toutes les chaînes de télévision du pays, quand elles sont confrontées à des archives de la période de Pinochet ou d’Allende, contournent le problème : « ça n’existe pas », « les archives ne sont pas encore numérisées », « on ne savait pas où étaient ces archives »... Ce sont beaucoup de prétextes pour ne pas vendre et montrer ce type d'archives.


JI : N’y a-t-il pas une évolution favorable ces dernières années dans la récupération de cette mémoire longtemps délaissée ? Je pense notamment à la construction du Musée de la mémoire, aux critiques à l’égard de l’éducation, matérialisée par le mouvement étudiant qui dure depuis 2011...

PG : L'évolution se fait en grande partie à travers le mouvement étudiant. Ce dernier constitue la force principale du changement, accompagné par quelques secteurs civils de la société. Les étudiants luttent pour une meilleure éducation, une meilleure santé, de meilleurs contrats et conditions de travail, et aussi pour une meilleure mémoire. En ce qui concerne le Musée de la mémoire, je ne l’aime pas beaucoup parce que je considère que c’est un musée anémique et pauvre en mémoire... Il n’achète et ne partage pas nos films. Le Musée de la mémoire n'a acheté aucun des films sur la mémoire qui ont été faits avec et par une douzaine de réalisateurs chiliens. Le musée espère juste des donations. Donc la télévision n’achète pas notre film, la faculté de journalisme n’achète pas notre film, la faculté d’Histoire n’achète pas notre film, la Bibliothèque nationale n’achète pas le documentaire, le Musée de la mémoire ne l’achète pas non plus... Mais il nous oblige à donner nos archives, ce qui est à mon avis scandaleux. . Le Musée de la mémoire a été construit grâce à beaucoup d’argent. Il y a eu un concours d’architectes pour sa construction, il y a un staff qui est dans le musée à qui il faut verser un salaire... Mais ils ont oublié l’acquisition des œuvres et des documents, ils exigent qu'on leur donne gratuitement. C’est d'une absurdité totale.

Allende, « un suicide politique »

JI : Dans un pays où les cicatrices ont du mal à se refermer, l’exhumation des corps de Salvador Allende et Pablo Neruda participe-t-elle à cette volonté de mieux connaître son passé ?

PG : Oui et non. Bien sûr, je considère que toutes ces exhumations sont importantes , mais il y a beaucoup d’autres choses qui le sont plus. Pour moi, c’est une certitude : Allende s’est suicidé. Le suicide d’Allende représente pour moi un acte de résistance. Dans le Palais de la Moneda, entouré par des milliers de soldats et les chars de Pinochet. Allende a pris la décision de mettre fin à ses jours,. C’est un suicide politique . D’autre part, je pense que Neruda est mort d’un cancer, puisqu’il en était à un stade très avancé de la maladie, tout le monde le savait. Il y a une tendance à exhumer des cadavres, de personnalités importantes, ce que je respecte, mais il y a d’autres choses beaucoup plus importantes qui n’avancent pas comme elles le devraient. Par exemple, 40% des cas des violations des Droits de l’Homme ont été jugés, mais il reste encore 60% des affaires non jugées ! L'important devrait être de pousser la justice à faire son travail. C'est inexplicable qu’après 22 ans, 60 % des violations restent encore impunies.


JI : Est-ce que le fait d’être réalisateur vous confère le statut de « témoin double » (citoyen et cinéaste) ou, pour le dire autrement, est-ce qu’il est possible de séparer les deux statuts et si oui, est-ce que cela change ou modifie la perception des événements ?

PG : Je pense que ce sont des choses très proches, je ne fais pas de différence entre le citoyen et le créateur. Mais pour donner un cas concret : Borges, le plus grand écrivain latino-américain de tous les temps. C’est un très mauvais citoyen et un très grand écrivain. C’est un cas typique : il a appuyé le régime militaire [en Argentine], mais il reste le plus grand écrivain de l’Amérique latine, sans aucun doute.

Camila Vallejo, étudiante et activiste politique chilienne, militante des Jeunesses communistes du Chili, lors d'une manifestation étudiante à Santiago du Chili, août 2011 | Credit Photo --- DR
Camila Vallejo, étudiante et activiste politique chilienne, militante des Jeunesses communistes du Chili, lors d'une manifestation étudiante à Santiago du Chili, août 2011 | Credit Photo --- DR
JI : Quel regard portez-vous sur la société chilienne actuelle ? 40 ans après le coup d’État, et près de 25 ans après la fin de la dictature, que reste-t-il de cette période aujourd’hui ? Ce grand mouvement étudiant est-il représentatif d’une nouvelle façon de concevoir la société ?

PG : Je suis convaincu que le plus grand espoir de la société chilienne, c'est les étudiants. Un espoir fragile, car on ne sait jamais ce qui peut se passer avec les groupes d’étudiants, avec la masse étudiante. C’est un mystère. Il faut être optimiste, parce que c’est l’unique source de changement vraiment puissante et positive, aujourd’hui, dans la société chilienne. C’est une génération qui n’a pas peur, qui est indignée et qui dénonce les élites politiques. La fatigue et le manque d’initiative de la politique traditionnelle sont aux cœurs des indignations. On va bien voir ce qu’il se passera avec Michelle Bachelet [Ex-Présidente du Chili (2006–2010) et candidate socialiste pour retrouver le pouvoir], si elle redevient présidente de la République. Il faut véritablement qu’elle fasse des choses importantes, sinon les étudiants seront de nouveau dans la rue, indignés.

« Nous vivrons avec ce cauchemar ancré dans nos têtes »

JI : Elle regroupe les espoirs de cette génération ?

PG : Cela reste à voir. Il n’y a pas de réel leader visible de cette nouvelle génération chilienne. Ce sont les mêmes noms, les mêmes députés, les mêmes sénateurs... On va bien voir ce qu’il se passe, je pense que la situation sera compliquée dans les prochaines années. Mais en même temps, on peut être optimiste puisque l'on n'est plus dans l’immobilisme. J’ai espoir que c’est le changement et l’expérience qui finalement s’imposeront. Je crois que l’équilibre arrivera plus tard, un coup d’État de cette magnitude, c’est tellement énorme que pendant un siècle nous vivrons avec ce cauchemar ancré dans nos têtes. La mémoire est une chose très lente.


JI : En parlant d’évolution des mentalités, on constate que le domaine culturel et notamment le cinéma aborde la période de la dictature. Des films comme « Mon ami Machuca » [d'Andrés Wood, 2004], « NO » [de Pablo Larraín, 2012], et des séries de télé telles que « Los archivos del Cardenal » [2011 - en cours], voir « Los 80's » [2008 – en cours], ont l'avantage de s'adresser à un public de masses. Pensez-vous que cela puisse avoir une influence ?

PG : De manière générale, tous les films qui travaillent sur les questions de mémoire sont positifs. Documentaires, fictions, reportages, magazines, tous les moyens sont utiles pour faire de la mémoire un sujet central. C’est fondamental. C'est peu à peu que le sujet de la mémoire s’impose.

El Estadio Nacional, 1973 | Crédit Photo --- DR
El Estadio Nacional, 1973 | Crédit Photo --- DR
JI : Donc c’est plutôt une évolution positive...

PG : Oui je le crois. Il y a une nouvelle découverte du sujet de la mémoire au Chili. Pendant la période de la Concertacion, il y avait eu quelques productions sur le sujet de la mémoire, avec des fictions comme « Amnésie », un film qui s’appelle « Image latente », et un troisième film qui s’appelle « la Frontera », mais après ça : rien, un grand vide. Depuis peu au contraire ça recommence. Et ce par une grande quantité d’œuvres et avec de nouveaux réalisateurs très talentueux.

« Au Chili, la droite n'a pas d'artistes remarquables »

JI : La dictature a utilisé à son profit de nombreux vecteurs pour légitimer son action à l’échelle nationale et internationale. Le monde culturel, et notamment le cinéma, a-t-il également été instrumentalisé à cette période ?

PG : Au Chili, il y avait un monopole de la communication. La chaîne nationale de la télévision et les deux ou trois chaines privées appartenaient au même groupe de personnes. De la même façon, El Mercurio était le seul journal en circulation nationale, il appartenait au même groupe d’entrepreneurs. Au Chili, sous le gouvernement de Pinochet, tous les moyens de communication étaient complètement unilatéral, pro Pinochet. Heureusement, il n’y avait pas de cinéastes pro Pinochet au Chili : aucun film n’est sorti pendant cette période.


JI : Le monde du cinéma est resté en dehors d’une quelconque influence de la junte militaire ?

PG : Oui complètement. J’avais cité les trois principaux films de fictions (Amnesia, Frontera et Image latente) qui sont des productions indépendantes. Il y avait des groupes de films documentaires qui sont aussi complètement indépendants et éloignés des idées de la dictature. Par exemple, il y a un film sur l’écrivain Jose Donoso, qui était le principal écrivain chilien à l’époque, qu’a fait « Carlos Flores ». On peut citer aussi un film sur le poète Nicanor Parra, du réalisateur Guillermo Cahn, ou le film « No Olvidar » réalisé par Ignacio Aguero, premier film à traiter la question des disparus. La droite n’a pas au Chili d’artistes remarquables.

« J’étais soumis à une machine de peur »

JI : À l’inverse c’est le cas dans le football, qui dès les premières semaines de la dictature se voit pénétrer par des acteurs proches du régime. La période est marquée par une collusion entre le pouvoir politique et le football, en atteste le conflit qui oppose l’URSS au Chili quant à leur rencontre qualificative pour le mondial de 1974, l’utilisation de l’Estadio Nacional comme camps de prisonniers où vous-même avez été détenu...

PG : En effet, j’y ai moi-même été détenu. Deux semaines après le coup d’État, je me suis fait arrêter dans ma maison, j'ai été emprisonné sans communication dans l’Estadio Nacional pendant quinze jours, où j’ai été interrogé par un officier de la marine. J’ai retrouvé ma liberté parce qu’il n’existait aucune preuve contre moi. Après ça je suis sorti du pays grâce à la gentillesse et à la générosité de mes compagnons d’école. C’est mon école espagnole de cinéma qui a payé mon voyage du Chili à Madrid. Au stade National, j’ai été victime de deux simulacres de fusillades et de terribles humiliations, bien que je n’ai pas été torturé physiquement. J’étais soumis à une machine de peur.

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Alexandros Kottis
Etudiant en journalisme - Institut d'Etudes politiques - Institut des Hautes Etudes de l'Amérique... En savoir plus sur cet auteur